mardi 12 avril 2011

Les fantômes d’Akalyān - nouvelle du Miroir

Cette idée m'est venue il y a deux jours, mais je n'ai pas eu le temps de la rédiger avant aujourd'hui. 
Les noms utilisés dans cette nouvelle sont d'origine Hindu, "Akalyān" signifiant, si je ne me trompe pas, "Désastre, Infortune".
Il est prévu que l'histoire se poursuive et se résolve dans mon roman "Le Roi des Fées", que je suis  malheureusement encore loin d'avoir terminé...


Les fantômes d’Akalyān

Il faisait un temps radieux. Un temps à s’accouder tranquillement au balcon de la terrasse de pierre et à ne plus penser à rien. Qu’à respirer.
Laissant la brise tiède effleurer son visage d’un rayon de soleil… en cet instant, Vadivel ne désirait rien de plus…

Derrière lui, légers sur les dalles de pierres, résonna l’écho étouffé de bruits de pas.

…rien de plus, si ce n’est la présence de son jeune frère.
Lekha arriva derrière lui, radieux, comme le temps, comme à son habitude, ses bras minces tendus pour les accrocher à son cou, comme il aimait le faire.
-Tu joues encore au solitaire, Vadivel, souffla-t-il à son oreille avant de détacher ses bras, de se tourner dos à la balustrade et de prendre son élan pour s’y asseoir.
Il souriait toujours. Il souriait tellement qu’il forçait son grand frère à montrer son sourire.
-Fais attention à ne pas tomber, dit Vadivel.
Lekha battait l’air de ses jambes, le regardant d’un air amusé.
-Si je tombe, je ferai comme un oiseau, et je m’envolerai, se moqua Lekha.
Vadivel était toujours heureux de l’entendre se moquer de lui. A dire vrai, il était toujours heureux de ce que faisait Lekha. Même lorsqu’ils se disputaient, ce qui était rare, Lekha avait toujours une manière de tourner les choses à son avantage, et de lui faire oublier sa colère. Il était comme son rayon de soleil personnalisé, l’astre qui éclairait leurs jours à Akalyān.

-Vadivel ! Vadivel, fils indigne !

Et leur père, Dhruva, était comme la tempête.
Les deux frères tournèrent la tête ensemble pour voir arriver leur géniteur, furieux comme un fleuve en colère.
Il tenait à la main un livre écorné, et Vadivel pâlit.
-Je t’avais dit de ne plus lire ce genre de choses ! hurla Dhruva en lançant la main vers le visage de son fils. Je t’avais dit d’oublier toutes ces histoires de magie et de sorcellerie ! Quand apprendras-tu à obéir à ton père ?
Vadivel, encore secoué par le coup, la main plaquée contre son front, se redressa douloureusement.
Toujours assis sur la balustrade, Lekha s’était raidit, jambes immobiles et doigts serrés sur le rebord de pierre, l’air aussi blessé qu’embarrassé.
-Tu vas oublier toutes ces idioties ! s’exclama leur père en brandissant le livre et en le secouant en l’air. Tu n’as pas à t’intéresser à ce genre de choses ! Non seulement tu perds ton temps, mais en plus, si c’est vrai, tu nous mets tous en danger ! Laisse les mauvais sorts aux mauvaises gens, et ton attention aux études !
-La magie n’est pas forcément maléfique, répliqua Vadivel d’un ton buté, la main toujours plaquée sur son front. Tu le saurais si tu te renseignais un peu.
Outré par le fait de se voir tenir tête, Dhruva assena un nouveau coup.
-Je ne veux plus t’entendre parler de ces horreurs, ordonna-t-il.
Prenant le livre à deux mains, il appuya ses propos en l’ouvrant pour en déchirer les pages.
-Tout ça, dit-il en rejetant les débris au vent, tout ça, je veux que tu l’oubli ! Ce n’est pas ton rôle d’apprendre ce genre de choses !
-Ce n’est jamais mon rôle de faire quoi que ce soit de toute façon ! rétorqua Vadivel en se redressant, furieux, en faisant un large geste du bras.
Bras qui heurta quelque chose.
Il remarqua instantanément, sur le visage de Lekha, un air de stupéfaction étonnée.
Puis, alors que son corps glissait en arrière, il vit ses mains se tendre, son expression toujours marquée par une grande stupeur.
Il se jeta contre le rebord, lança les bras pour le rattraper.
Tendit les bras de plus en plus, même si de plus en plus le sol semblait se rapprochait.
Il était convaincu qu’en s’étirant assez, en lâchant sa prise sur la balustrade, en s’élançant vers lui, il rattraperait son jeune frère. Il avait encore le temps : Lekha n’était pas tombé au sol.
Il avait encore le temps : l’herbe se refermait à peine sur Lekha.
Il pouvait se tendre encore.
Il pouvait se jeter après lui, le rattraper, le ramener contre lui sur la terrasse de pierre dure.
Il sentit se refermer autour de lui les deux bras de son père, qui le retinrent de tomber.
En bas, au sol, le corps svelte de Lekha accusa un rebond, puis un autre, roula quelques mètres sur la bute herbeuse, puis s’immobilisa.

La cérémonie funeste fut des plus sinistres.
Lekha mort, toutes les lumières semblaient s’être éteintes dans le palais. Sa mère pleurait sans cesse, était inconsolable. Dhruva ne pleurait ni ne parlait. Il était encore sous le choc, n’arrivait pas à comprendre. Pour lui, le corps serein qu’on amenait sur un lit pourpre entouré de fleurs n’était pas celui de son enfant. C’était peut-être un leurre, une belle poupée ; ce n’était pas son fils. On cesserait de jouer cette comédie grotesque et Lekha arriverait par les marches, en riant, pour les inviter à sortir de ce rêve éveillé.
Vadivel ne semblait même pas avoir conscience de ce qui se passait.
On avait dû l’amener jusqu’à sa place, où il restait immobile, silencieux, l’air halluciné. Il ne bougea pas de la cérémonie. Lorsqu’on le guida vers le corps de son frère, il le contempla avec hébétude, puis éclata en sanglots. Son père réprima un mouvement de colère.
Il n’avait jamais laissé aucun de ses fils pleurer.

Le lendemain, Vadivel disparut, mais tout le monde était trop triste pour vraiment le chercher. Leur mère pleurait sans discontinuer enfermée dans sa chambre, à tel point qu’elle finit par contracter une violente fièvre qui la cloua au lit dans les mots du délire.
A côté d’elle, dans le fauteuil, à l’entendre pleurer, Dhruva regardait sombrement le vide.

Mais les jours passèrent.

Le spectre de Lekha ne surgissait plus à l’improviste dans l’encadrement de la porte, comme il aimait à le faire, et le soleil, pourtant, s’entêtait à se lever tous les jours.
Lentement, le personnel de la maisonnée reprit ses habitudes, maladroitement, douloureusement, avec une sorte de culpabilité, comme une aube timide qui tremble de se montrer.
Dans son lit, la mère de Lekha arrêta de pleurer.
Au début, elle resta en silence, à contempler le vide comme Dhruva avant elle, puis, peu à peu, elle se remit à manger, elle reprit des couleurs, elle se laissa lever, habiller, mener dehors, sur les pierres froides de la promenade.
Dhruva avait repris ses activités. Il était bien plus dur, plus sec, plus autoritaire qu’auparavant, mais il ne se laissa pas aller. Ses yeux cherchaient une ombre perdue dans un coin, s’attendant à voir Lekha surgir en riant de derrière une tenture, heureux comme toujours de sa plaisanterie.
Il ne chercha pas à savoir où était passé son autre fils. Il ne voulait pas voir Vadivel pour le moment. Il ne voudrait pas le voir de longtemps, très longtemps. Et quelque chose en lui masquait son inquiétude, enfermait sa douleur à double tours dans son cœur.

Et puis, un jour, pas très longtemps après la tragédie, il fut pris de l’envie d’aller voir le tombeau, dans le mausolée gris de pierre ciselé où dormait à présent le corps de son fils.  
Le bâtiment était assez grand pour contenir vingt personnes debout ; il en comptait plusieurs générations couchées, et transpirait la fraîcheur et le vide. Sur le seuil, en entrant, Dhruva remarqua une légère empreinte de pied nu, brune comme si elle avait plongée dans la terre.
Inquiet, car bien que cette trace en sorte cela indiquait qu’une personne avait pénétré l’endroit, Dhruva s’élança dans le bâtiment de pierre.

Au centre de la pièce, on avait tiré la couche funéraire de Lekha, encore jonchée de fleurs fanées. Tout autour de ce lit s’enroulaient de grandes lignes, des symboles incompréhensibles tracés en rouge, et une coupe remplie d’un liquide brun caillé était posé à son chevet. Une odeur âcre flottait en l’air, odeur de suie, parfum de flammes.

La tombe de Lekha était ouverte, et son corps avait disparu. 
*

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